Montaigne
Montaigne, les Essais, Sur l’utile et l’honnête
« Le Prince, quand une circonstance urgente et quelque fâcheux événement brusque et inopiné affectant gravement la situation de son Etat le fait manquer à sa parole et à sa loyauté ou le fait sortir de quelque autre manière de son devoir ordinaire, doit attribuer cette nécessité à un coup de verges divines: ce n’est pas un vice parce qu’il a renoncé à la raison, pour une raison plus générale et plus puissante, mais c’est assurément un malheur. En sorte qu’à quelqu’un qui me demandait: « Quel remède? », je répondis « Aucun remède: si le Prince fut véritablement contraint entre ces deux extrêmes (« sed videat ne quaeretur latebra perjurio ») [mais qu’il se garde bien de chercher des prétextes à ses parjures], il fallait le faire; mais s’il le fit sans regret, s’il ne lui fut pas douloureux de le faire, c’est signe que sa conscience est mal en point. »
Comment ne pas voir dans ce texte un troublant écho de nos princes actuels? Je ne doute pas que Montaigne fut le premier auteur d’un blog en français. Mais je doute qu’il soit un jour égalé, pour la limpidité du style, la richesse du contenu, la clarté et la justesse du propos, l’abondance des illustrations puisées dans une culture latine éblouissante. Quand toute connaissance n’était accessible qu’en bibliothèque, latine, quand les seuls outils étaient plume, encre et papier, comment a-t-il pu produire Les Essais? Quelque phrase que l’on extraie de ce monument, elle paraît aussitôt une trouvaille, construite, ciselée, polie, bonne à disserter. Quand tant d’auteurs actuels nous paraissent fades, pompeux, démodés, fourvoyés, personne ne nous semble aussi proche, aussi juste que ce notable du XVIe siècle, retiré sur ses aimables terres de Dordogne, laissant son esprit libre à penser. Quel exemple!